TRIFONOV (I. V.)

TRIFONOV (I. V.)
TRIFONOV (I. V.)

TRIFONOV IOURI VALENTINOVITCH (1925-1981)

Dans des notes de voyage, Trifonov évoque un restaurant de chasse en Italie où il avait mangé, croyait-il, du lièvre et bu du chianti dans une atmosphère fraternelle; dix-huit ans après, de retour dans le même village, il apprit que le propriétaire avait été jugé parce qu’il servait des civets de chat à ses clients. Le récit se termine sur cette réflexion de l’auteur: «Je n’avais pas senti (à l’époque), derrière toute cette beauté, le chat rôti. Je n’avais pas vu la vérité. Des chats rôtis se cachent un peu partout et l’écrivain [...] doit les mettre à jour, si bien cachés qu’ils soient.»

Né à Moscou, fils d’un dirigeant bolchévique, venu à l’âge adulte sous Staline, Trifonov a, autant que d’autres, pris des chats pour des lièvres. Son premier roman, Les Étudiants (1950), montrait de bons étudiants en lutte contre un mauvais professeur de littérature accusé de cosmopolitisme et de servilité envers l’Occident. La conformité du roman aux principes de l’époque lui valut le prix Staline. Mais Trifonov a, plus que d’autres, durant toute son œuvre ultérieure et surtout cette dernière décennie, su déterrer les chats, alors que, autour de lui, la société (et une bonne part de la littérature soviétique) cherchait à oublier le stalinisme.

D’où l’importance de la mémoire chez Trifonov. Les titres mêmes en portent la marque: Bilan préalable (1970), De longs adieux (1971)... Dans presque tous ses brefs romans ou longues nouvelles, le travail de la mémoire, qui fait resurgir le passé dans le présent, organise l’œuvre et en forme le tissu. Avec une rare homogénéité, tous les romans de Trifonov se situent dans un présent aisément identifiable par la langue et l’environnement, et c’est à partir de ce présent que le lecteur s’engage, à la suite du héros, dans les labyrinthes de la mémoire, à la recherche des traces, parfois à peine discernables sous les strates du temps, des époques révolues, des années 1930, 1940, 1950... Ainsi dans Une autre vie (1975), c’est à travers les souvenirs douloureux de la veuve que le lecteur voit la vie passée du couple. À lui de démêler le «réel», les affabulations d’une conscience meurtrie, la voix du personnage et celle de l’auteur. En ce sens, Trifonov, à la suite de Tchekhov, est de ces écrivains qui font confiance à l’intelligence du lecteur et ne lui fournissent pas de solution toute prête.

Mais, si le stalinisme est bien négation de la mémoire, s’il est l’époque des livres qu’on brûle, des photos qu’on maquille, alors la mémoire n’est plus seulement une recherche du temps perdu, elle est un acte civique qui doit permettre à une société de retrouver son passé.

Dans Le Reflet du brasier (1965), Trifonov a écrit, à partir des archives familiales, la biographie de son père, un des fondateurs de la Garde rouge, qui fut arrêté et exécuté en 1937. Plus qu’un devoir de piété filiale, le livre est une recherche de l’idéal révolutionnaire avec ses forces et ses faiblesses. Recherche que nous retrouvons dans le roman historique Le Temps de l’impatience (1974), où Trifonov se tourne vers les sources du mouvement révolutionnaire russe en racontant la vie de Jeliabov, un des dirigeants de la Volonté du peuple. Car Trifonov est un des rares écrivains russes contemporains qui, tout en étant lucide, continue à prendre au sérieux les idéaux révolutionnaires. Il reviendra d’ailleurs sur la question de la responsabilité des fondateurs du mouvement bolchévique dans un texte à caractère autobiographique resté inachevé, La Disparition (1987).

Dans chacun de ses romans figurent des témoins de ce passé révolutionnaire. Ils sont à la fois porteurs de valeurs morales, celles de l’intelligentsia russe, et rendus ridicules par leur inadaptation au monde contemporain. On reprocha à Trifonov d’avoir fait de ces personnages les «héros positifs» de ses livres; en fait, les auteurs de ces critiques ont cherché artificiellement un manichéisme qui est absent chez Trifonov.

Dans Le Vieux , par exemple (traduit sous le titre Fumées et brouillards vers le soir , 1979), le personnage central est justement un ancien de la guerre civile. Il se souvient d’un général cosaque de l’Armée rouge qui a été sommairement jugé et exécuté pour un complot contre-révolutionnaire totalement imaginaire. Il souhaite le faire réhabiliter et semble «positif» par rapport aux jeunes qui l’entourent. Or nous découvrons que sa mémoire fonctionne autour d’un «trou noir» et qu’il occulte son propre comportement: à l’époque, il a laissé faire l’accusation sans réagir. Fausse mémoire typique du stalinisme...

Trifonov le disséquera dans son meilleur roman, La Maison du quai (1976). Il y reprend très consciemment le sujet des Étudiants mais pour analyser, cette fois, les mécanismes du stalinisme quotidien. Il montre le rôle essentiel qu’y joue la peur intériorisée. Il y montre comment, de petite lâcheté en trahison, un homme qui n’est «rien», devient, par cela même, un écrivain prospère des années 1970. C’est la victoire finale du vide et des masques.

Trifonov revient sur ce problème moral du choix que fait chaque individu dans Le Temps et le Lieu (1981). Dans cette œuvre fortement autobiographique, il suit plusieurs destinées, de 1937 à nos jours. Nous y retrouvons les disparitions des pères en 1937, la guerre, les retours des déportés après la mort de Staline... Là encore, ce que Trifonov cherche dans l’histoire, suivant en cela les traditions de la littérature russe, ce sont des réponses aux problèmes moraux, car, dit-il, «le passé vit dans le présent».

À plusieurs reprises, il fait poser par ses héros la question que pose Dostoïevski (dont on a souligné l’influence sur Trifonov) dans Crime et châtiment : «Est-ce que tout est permis?» À contre-courant de tous ceux qui cherchent l’homme «naturel» dans la campagne, c’est dans la ville, parmi les citadins, que Trifonov repose la question, dans le cadre de leur vie de tous les jours. Dans les nouvelles «moscovites», L’Échange (1969), Bilan préalable , De longs adieux (1971), qui l’ont fait découvrir par le lecteur soviétique, Trifonov dresse un tableau sans complaisance de la Russie actuelle. La véracité, la justesse du détail l’ont fait passer pour un peintre de mœurs, ce qu’il n’est pas. Trifonov nous montre des êtres doués qui subissent des échecs parce qu’ils sont incapables de s’adapter aux règles de jeu du monde qui les entoure, d’autres qui par faiblesse commentent des actes amoraux, et d’autres encore qui «mordent dans la vie» sans scrupule inutile. Mais Trifonov évite toute moralisation, tout didactisme, il comprend sans justifier, et il oblige ses lecteurs à se reconnaître dans ces hommes, ni monstres, ni héros, mais Soviétiques moyens.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем решить контрольную работу

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Yury Trifonov — Yury Valentinovich Trifonov ( ru. Юрий Валентинович Трифонов; August 28, 1925 28 March, 1981) was a leading representative of the so called Soviet urban prose , a 1970s movement inspired by the psychologically complicated works of Anton Chekhov… …   Wikipedia

  • Daniil Trifonov — (Russian: Даниил Трифонов, born March 5, 1991 in Nizhny Novgorod) is a Russian concert pianist. Biography Trifonov is a top prize winner of several major international piano competitions, including the International Chopin Piano Competition in… …   Wikipedia

  • Tihomir Trifonov — Personal information Full name Tihomir Nikolaev T …   Wikipedia

  • Slavi Trifonov — Stanislav Todorov Trifonov ( bg. Станислав Тодоров Трифонов) (born October 18, 1966), known as Slavi Trifonov ( bg. Слави Трифонов), is a Bulgarian showman, actor, singer and viola player born in Pleven (In Bulgarian:Плевен). Trifonov s music… …   Wikipedia

  • Slavi Trifonov — (en búlgaro:Слави Трифонов; Pleven, 18 de octubre de 1966), es un cantante, presentador de televisión y violista búlgaro. Es una de las personas más influyentes de su país. Contenido 1 Biografía 2 Discografía 2.1 Recopilat …   Wikipedia Español

  • Valentin Trifonov — Valentin Andreyevich Trifonov (1888 1938) was one of the leaders of Cossack revolutionary forces who played a major role in establishment of Soviet rule in the Don Voisko Province. His son Yury Trifonov became one of the most popular Soviet… …   Wikipedia

  • Oleg Trifonov — Personal information Full name Oleg Vyacheslavovich Trifonov Date of birth June 9, 1981 ( …   Wikipedia

  • Rumen Trifonov — Infobox Football biography playername = Rumen Trifonov fullname = Rumen Trifonov nickname = dateofbirth = birth date and age|1985|2|21|df=y cityofbirth = Kozloduy countryofbirth = Bulgaria height = height|m=1.80 currentclub = Minyor Pernik… …   Wikipedia

  • Petar Trifonov — Infobox Football biography playername = Petar Trifonov fullname = nickname = dateofbirth = birth date and age|1986|3|12|df=y cityofbirth = Blagoevgrad countryofbirth = Bulgaria height = height|m=1.85 currentclub = PFC Belasitsa clubnumber = 3… …   Wikipedia

  • Ivan Trifonov — né le 15 mai 1948 en URSS était un coureur cycliste soviétique. Membre de la sélection olympique soviétique aux Jeux olympiques de Munich, il a remporté en France, par deux fois le Grand Prix Cycliste de l Humanité Il est sélectionné pour l… …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”